Historien, politicologue et gardien de la culture d’Haïti
L’entrevue se déroule dans les locaux du Centre international de documentation et d'information haïtienne, caribéenne et afro-canadienne (CIDIHCA) situés dans le Vieux-Montréal. Le nombre de livres et d’ouvrages de référence qui s’y trouvent est à l’égal des connaissances encyclopédiques du leader. Né à Haïti en mai 1948, Frantz a foulé le sol canadien pour la première fois à l’âge de 10 ans lors d’une visite familiale. Cela a été la première étape d’un circuit international qui l’a amené sur les cinq continents pour les études et le travail. Il a été enseignant, chercheur, conférencier, auteur de livres (Une brève histoire des communautés noires au Canada, 2007 ; Pouvoir noir en Haïti. L’explosion de 1946, 1988) et de documentaires, et enfin éditeur.
La justice sociale, les rapports entre le citoyen et l’État, l’histoire politique des pays des Amériques ont animé l’homme d’une grande curiosité et d’une grande culture. Son père était comptable, diplômé de l’Université Columbia (état de New York) et sa mère commerçante. Il a été éduqué par les pères spiritains d’Haïti influencés par le philosophe chrétien Emmanuel Mounier (un des fondateurs des droits de l’homme). Ces hommes de foi étaient engagés dans le soutien aux communautés haïtiennes et bien sûr épris de justice sociale. L’influence des mouvements sociaux de gauche a certainement été un élément structurant du regard du jeune adulte sur le monde. À l’été 1967, il vit l’expérience de l’Expo universel de Montréal. Il se dit fasciné par ce qu’il voit et ce qu’il entend, il découvre alors une métropole ouverte sur le monde qui s’est affranchie de l’autorité des pouvoirs conservateurs et catholiques. Après un séjour d’étude à Paris en 1967, il effectue une tournée de plusieurs pays africains. Les années 1968 à 1973 sont marquées par les études de baccalauréat à l’Université du Chili en histoire et de maîtrise en sciences politiques à la Faculté latino-américaine de sciences sociales (FLASCO). Le tout prend fin abruptement lors du coup d’état d’Augusto Pinochet du 11 septembre 1973. Deux jours plus tard, il est arrêté par le régime répressif du général Pinochet comme des milliers d’opposants. Étant détenu pendant plus de deux mois dans le stade national de Santiago, il sera battu et torturé à l’électricité, à l’égal de plusieurs cubains, caribéens et partisans des politiques socialistes du président Salvador Allende.
Expulsé du Chili en novembre 1973, il se réfugie au Pérou. Certainement attiré par le modernisme du Canada, la présence d’un gouvernement de droit stable et l’existence d’un noyau francophone, il établit domicile à Montréal à la fin de l’année 1973 où il a complété une maîtrise en sciences politiques et relations internationales à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Puis, pendant quatre ans, il est chargé de cours à l’Université nationale autonome du Mexique et militant au sein de mouvements sociaux progressistes. Il retourne en Haïti et travaille en province, en août il est arrêté par le régime dictatorial des Duvalier et est déporté vers le Canada. Trois jours après son arrivée au pays, il s’engage dans une carrière d’enseignant à l’UQAM !, poste qu’il occupe jusqu’en 1991. Poussé par le désir de faire connaître et de maintenir un dialogue sur les enjeux de politiques, de rapports sociaux, ainsi que de culture d’Haïti et des diasporas africaines, il fonde en 1983 le CIDIHCA. L’organisme, dont il est le président, dessert une large clientèle par les services du centre de documentation (20 000 ouvrages), la tenue de conférences, de colloques académiques, d’expositions, et d’événements culturels dont la semaine d’action contre le racisme en mars de chaque année. De septembre 1993 à novembre 1994, il devient directeur du cabinet du premier ministre d’Haïti Robert Malval pour élaborer l’Accord du conseil de sécurité de l’ONU, à la suite de l’exil du président Jean-Bertrand Aristide. La vie de l’exceptionnel militant est présentée dans le livre Un étranger de l’intérieur par Sarah Martinez (Éditions Somme Toute, 2021).
Il est fascinant de plonger dans le savoir et les expériences de cet homme qui a connu de près des régimes politiques où la démocratie s’est avérée en devenir… Comme il en témoigne aujourd’hui dans les chaînes de médias nationaux, les années 1960 ont été le bouillonnement des revendications des jeunes pour le respect des droits civiques, pour un rapport d’écoute entre les gouvernants et le peuple, pour une remise en question des valeurs de société et enfin pour une ouverture sur le monde. Une multitude de changements sociaux et politiques ont alors été amenés par les événements de la guerre du Vietnam, de la révolution cubaine, de mai 1968 à Paris, des croisades des Martin Luther King et de Malcolm X et enfin du mouvement Black is beautiful. Deux événements soutenus par les étudiants ont secoué le Québec, mentionnons l’émeute et l’incendie de l’Université Concordia en janvier 1969 alimentés par le racisme et la discrimination envers les noirs, manifestés par l’administration universitaire. Quant à lui, le mouvement McGill français réclamait à l’administration universitaire rigide une part du français plus importante et l’écoute des revendications des étudiants francophones et anglophones.
Le brassage des idées et des revendications du peuple canadien-français au cours des années 1960 à 1970 (autonomisme) s’est avéré être un intrant de premier plan dans la définition de l’identité canadienne et dans les questionnements sur la place de l’immigration. « Quoique la discrimination raciale ouverte d’une ancienne politique d’immigration est disparue des lois et des règlements canadiens sur l’immigration, la marginalisation de groupes ethniques et des noirs demeure une réalité aujourd’hui. Le défi pour certaines institutions ici à Montréal, au Québec, dans tout le pays est d’améliorer les codes, les pratiques et le fonctionnement des organisations », énonce Frantz.
La politique sur le multiculturalisme (1971) émergeant de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1963-1969) projette des orientations politiques claires sur la place des populations immigrantes. Bien que le rapport final de la commission Dunton-Laurendeau (1969) a circonscrit le caractère bilingue et biculturel du Canada, les priorités à l’immigration des non-européens est demeuré un objet de questions et de débats jusqu’à aujourd’hui. Toutefois, il est juste d’indiquer que la politique sur le multiculturalisme et plus tard la législation associée ont certainement amené le respect et le soutien des cultures propres à des millions de Canadiens et Canadiennes issus de l’immigration. Notons dans la loi sur le multiculturalisme sanctionnée en 1988 que : le multiculturalisme est une caractéristique fondamentale de l’identité et du patrimoine canadiens et constitue une ressource inestimable pour l’avenir du pays.
Comme le leader opine, « l’ouverture du Canada à l’immigration et la coexistence des différentes cultures au sein du pays constituent une force ». Monsieur Voltaire rejette complètement la théorie du grand remplacement, à l’effet que les immigrants nuisent à l’identité canadienne ou l’identité québécoise. « Les provinces et l’état fédéral disposent des pouvoirs pour réguler l’immigration et les droits linguistiques de tous les canadiens et canadiennes ». Par ailleurs, celui qui s’exprime en français, en anglais, en espagnol et en créole considère le multilinguisme comme un avantage stratégique du développement des affaires et il contribue à l’enrichissement de toute la société.
L’homme qui a connu les régimes dictatoriaux ne peut passer sous silence le rôle cardinal des chartes québécoises et canadiennes des droits et libertés et leur respect dans la société. « Les dispositions des chartes assurent la protection des droits des citoyens contre des actions, des politiques ou des lois questionnables proposées par les gouvernements provinciaux et fédéral. Il donne un cadre au respect des valeurs : liberté de conscience et de religion ; liberté d’opinion ; respect des droits démocratiques ; gouvernement responsable, etc. Clairement, les chartes constituent un frein contre l’arbitraire et la dictature ». Le 1er décembre 2022, l’historien, gardien et diffuseur de la culture haïtienne et caribéenne au Canada et en Amérique a été fait lauréat de la médaille de vermeil de l’Académie française (France) pour sa contribution au rayonnement de la langue et de la littérature françaises.
Le père de deux filles, l’une physiothérapeute et l’autre juriste, offre ici quelques conseils de vie : « Ouvrez votre esprit et apprenez à poser des questions. Réfléchissez à vos choix de vie. Repensez aux options de consommation et optez pour la simplicité en pensant à la planète ».