Tel que raconté à Enza, sa fille aimante et fière
Je suis née il y a 82ans à Roccamonfina, en Caserta, en Italie, un village blotti dans le cratère d'un volcan endormi. C'est là qu'on a découvert les plus anciennes empreintes de pas fossilisés, qu'on appelle les Ciampate del Diavolo. La principale attraction est le sanctuaire de Maria Santissima dei Lattani, fondé en 1430 par saint Bernardino de Sienne et saint Jacques de la Marche, et de la place, on peut voir le Vésuve. C'est un village encore entouré de châtaigneraies mais où la vie était loin d'être idyllique. J'étais la plus jeune d'une famille de huit enfants. Il y avait peu de travail et de possibilités d'avenir pour les familles paysannes du sud de l'Italie. Des générations de villageois y avaient vécu dans la pauvreté et nous avions peu de chance de connaître une situation plus enviable pour nous ou pour nos enfants.
La seconde guerre mondiale apporta d'énormes difficultés. Notre village fut occupé par les nazis, et notre vie devint une lutte quotidienne pour éviter leur cruauté, leurs viols et leur pillages. La pénurie était constante et la crainte des Allemands envahissait nos vies. Nous ne connaissions rien des horreurs de l'Holocauste; nous savions seulement que nos frères, nos pères et nos oncles étaient partis à la guerre. Les femmes courageuses du village devinrent, pour nous qui étions trop jeunes pour nous battre, des modèles à suivre. Nous ne savions pas que, pas très loin de là, des soldats canadiens sacrifiaient leur vie pour nous dans ce qui serait l'un des affrontements les plus féroces de la guerre, la bataille du mont Cassino. Quand finalement ils arrivèrent dans notre village, nous apportant chocolats et gourmandises, nous les accueillîmes comme les « Americani ». Si la libération apporta la paix, elle n'apporta pas la prospérité. Bientôt, le village commença à se vider de ses citoyens les plus productifs. Mes sœurs et l'un de mes frères, comme bien d'autres de la région, partirent pour le Canada.
La première à quitter le village fut ma sœur Maria. Dans sa lettre, elle nous parlait d'un pays merveilleux qui, s'il n'était pas pavé d'or, offrirait des possibilités sans pareille aux enfants des pauvres villageois de l'Italie du Sud de l'après-guerre. Et c'est ce qui se produisit. Attirée par la promesse de possibilités pour nos enfants, j'embarquais à bord du Vésuvius avec mon mari Armando et mes quatre enfants, Anna Maria, Enza, Adriana et Antonio, en 1962, pour un voyage devant nous mener du port de Naples jusqu'au Quai 21.
C'est au cours de la traversée vers le Canada que je réalisai pour la première fois ce que c'était que d'être transplantée en pays étranger. Je fus très malade à bord et dus rester confinée dans notre petite cabine pendant tout le voyage. Un chef de cabine attentionné me demanda en anglais si j'étais malade. J'étais outrée. Dans mon dialecte, le mot « sicca » signifie « maigre » et j'étais persuadée qu'il me disait que j'étais trop maigre! Je le trouvais impoli et lui dis, sans mâcher mes mots, que ce n'était en rien de ses affaires que je sois trop maigre!
Les premières années, il pouvait être difficile de communiquer. La difficulté à lire les panneaux de signalisation et à trouver mon chemin dans ce qui me semblait être une énorme mégalopole amenait souvent des situations comiques. Je n'avais jusque-là jamais vu un ascenseur mais lors de mon premier emploi comme femme de ménage dans les bureaux de la société Hydro, je me laissai aller à la curiosité. C'est ainsi que ma sœur et moi nous retrouvâmes coincées au dernier étage de l'immeuble, trop effrayée pour retourner dans l'ascenseur pour redescendre! Mes quatre arrière-petits-enfants rient lorsque je leur raconte cette histoire.
Nous avons passé nos deux premières années au Canada au second étage d'un duplex situé sur l'avenue Melrose à Montréal, que nous partagions avec la famille de ma sœur Pina. Nous étions quatre adultes et sept enfants à partager une salle de bains et trois chambres. Je travaillais de nuit et mon mari se trouvait les emplois qu'il pouvait. À force de sacrifices et d'épargne, nous avons acheté, moins de deux ans après notre arrivée au Canada, notre première maison au 22 17 de la rue Wilson. Deux ans après l'achat de celle-ci, nous avons déménagé pour habiter un duplex nouvellement construit à LaSalle, au Québec, où j'habite toujours. Rien de cela n'aurait été possible si nous étions restés à notre village. Mon mari était maçon et, peu après notre arrivée au Canada, il a créé sa propre entreprise de construction. Au fil des ans, il a créé des emplois, donnant ainsi quelque chose en retour à son nouveau pays qu'il chérissait. À partir du jour où nous devînmes citoyens, en 1972, jusqu'au jour de sa mort, en 1994, mon mari porta, sur le revers de sa veste, l'insigne du Canada qui lui avait été donné lors de la cérémonie de remise de la citoyenneté.
Puis la tragédie nous frappa : mon mari, qui avait alors 48 ans, eut un grave accident cérébrovasculaire. Il vécut jusqu'à ses 59 ans, ne regrettant jamais les sacrifices qui avaient fini par affecter gravement sa santé. Il me fallut des années avant que je ne trouve la force de prendre un nouveau départ. Armando et moi nous aimions tendrement depuis l'enfance. Il avait 17 ans et j'en avais 19 quand nous nous sommes mariés contre la volonté de nos parents. Nous avons survécu à des tremblements de terre, à la pauvreté et à une traversée de l'océan vers un pays inconnu; la naissance de quatre enfants et de quatre petits-enfants. Mais il ne vécut pas assez longtemps pour connaître ses arrière-petits-enfants.
Peu à peu, j'ai commencé à fréquenter Les Marguerite d’Oro, un club social pour personnes âgées fondée par la sénatrice Marisa Barth. Ayant tenu mon rôle de mère et de femme au foyer presque toute ma vie, ce fut pour moi une révélation de voir qu'une femme italienne qui avait comme moi émigré au Canada après la guerre, avait pu devenir sénatrice. À cette époque, j'étais loin d'imaginer que moi, Albina Martuccelli, qui n'avait pour niveau d'instruction que la troisième année, allais un jour devenir la présidente du club social. Et pourtant, c'est ce que je fis. Je ne pouvais imaginer être prise en photo avec Paul Martin, premier ministre du Canada. qui représentait ma circonscription. Je ne pouvais m'imaginer faisant des discours et ayant l'honneur de recevoir une plaque du gouvernement du Canada pour mon travail de bénévole auprès de personnes âgées. Je venais d'une société féodale où de tels honneurs n'étaient accordés qu'aux personnes éduquées, aux nobles ou aux riches. En repensant aux années qui s'étaient écoulées depuis que ma petite famille avait quitté le port de Naples, pauvre, effarée et traumatisée, regardant les côtes splendides de l'Italie s'effaçer dans le lointain, j'ai réalisé que mon périple n'était pas unique. S'il y a une chose que j'aimerais dire aux familles qui viennent au Canada aujourd'hui, c'est ceci : ce ne sera pas facile. Les souvenirs du pays que vous quittez vous pinceront le cœur. Mais vous en viendrez vite, tout comme je l'ai fait, à aimer ce pays. Le Canada demeure, de tous les pays, un territoire riche de perspectives pour vos enfants. Et si vous suivez les leçons des communautés italienne, grecque, portugaise et autres groupes d'immigrants venus précédemment, vous deviendrez, vous aussi, un élément du tissu social du plus grand pays sur la Terre.
en anglais seulement
The Italians in Canada by Bruno Ramirez
Italian Canadian Internment in the Second World War by Pamela Hickman and Jean Smith Cavalluzzo